Editorial de Pascal Pavageau (L’inFO militante) du mercredi 10 octobre 2018

Dans son dernier rapport annuel, l’Organisation internationale du travail (OIT) évalue à 1,4 milliard le nombre de travailleurs occupant un emploi vulnérable, auquel devraient s’ajouter 35 millions supplémentaires l’an prochain : aujourd’hui encore, le déficit en matière de travail décent est abyssal.

Oui, le travail tue ! Toutes les 15 secondes dans le monde, un travailleur meurt d’une maladie ou d’un accident lié à son travail. Peut-on parler de travail décent lorsque les règles de sécurité parfois les plus élémentaires font défaut, notamment sur les chantiers de construction, comme celle des stades de football au Qatar en vue de la prochaine Coupe du monde ? Lorsque l’exposition aux pesticides est un fléau sanitaire pour les travailleurs agricoles et les populations, comme actuellement la pollution massive au chlordécone et l’invasion de sargasses dans les Antilles ? Assurément, non. La préservation de la santé et de la sécurité au travail restera un vœu pieux aussi longtemps que sera privilégiée la recherche de rentabilité financière ou de compétitivité, la course effrénée au moins-disant social, et que ne seront pas investis les moyens nécessaires pour assurer une prévention véritablement efficace et durable des risques professionnels. Et cela ne peut passer que par la réglementation et le contrôle public.

Il est indécent de constater qu’en 2018 travailler ne protège pas de la pauvreté. Dans le monde, 731 millions de travailleurs survivent avec moins de 3 dollars par jour, dont 301 millions en situation d’extrême pauvreté avec moins de 1,90 dollar…

Estimé à 60 % du revenu médian, le seuil de pauvreté en France – septième puissance économique du monde – ne concerne pas moins de 2 millions de travailleurs, pour lesquels avoir un emploi ne permet même pas de couvrir les dépenses liées aux besoins fondamentaux comme se loger, se nourrir ou se soigner. L’exigence d’un travail décent requiert pourtant que chaque personne en emploi touche une rémunération suffisante pour répondre à ses besoins essentiels et à ceux de sa famille, pour mener une vie digne.

Il est tout aussi inconcevable de parler de travail décent lorsque, sous l’effet des pratiques rétrogrades et délétères de quelques multinationales, des catégories entières de travailleurs se voient exclues de la législation du travail et de la protection sociale, ou lorsque la volonté gouvernementale est d’encourager le tâcheronnage en étendant le micro-travail. C’est aller obstinément à rebours du progrès social que de chercher à se défaire de toutes « contraintes » pour mieux disposer d’une main-d’œuvre corvéable à merci, quitte à rétablir des conditions de travail dignes du 19e siècle. Il fut un temps où les « puissants » faisaient venir des esclaves sur leurs lieux de travail ; l’esclavage moderne consiste à délocaliser l’activité là où ils peuvent trouver des esclaves, en même temps qu’à généraliser un nivellement des droits par le bas dans l’ensemble des pays jugés trop protecteurs.

La journée mondiale d’action du 7 octobre pour le travail décent permet notamment de prendre conscience du chemin qu’il reste à parcourir. L’exigence de travail décent se rappelle à nous comme la traduction du mandat de justice sociale porté par l’OIT depuis cent ans, et donne tout son sens à l’affirmation selon laquelle « le travail n’est pas une marchandise ». Ce combat est de ceux qui font l’engagement de Force Ouvrière et qui trouvent un écho tout particulier à l’heure où les choix politiques se portent sur la destruction de nos acquis et des valeurs qui fondent notre modèle social français.

On nous vante les vertus de l’assistance et de la charité, étrangères à notre conception de la solidarité, raison d’être de notre Sécurité sociale collective et élément indispensable à la préservation de la cohésion sociale et de la dignité de chacun. On réfute notre engagement pour l’égalité républicaine en la remplaçant par l’obsession de l’identité et de l’individualité. On cherche à faire de la France un grand marché, une « start-up nation » faite d’ultralibéralisme, où le social et l’environnemental ne sont qu’une variable d’ajustement. On fait de la précarité la norme sur un marché du travail ubérisé où règnent compétition et chacun pour soi, où la responsabilisation des travailleurs sert de prétexte à une « déprotection » toujours plus grande.

Force Ouvrière revendique, aux côtés des syndicats libres et indépendants du monde entier, la création d’emplois de qualité apportant sécurité, sûreté, dignité et émancipation, pour que le travail décent ne soit plus un idéal mais une réalité pour tou(te)s.